Le ras-le-bol de Roger

Par Shirley Kennedy 9:10 AM - 17 avril 2020
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Au royaume du confinement, Roger se sent comme un poisson rouge dans un verre de shooter. Il en a marre. Ras-le-bol. Il a son truck. Loin d’être novice en la matière, le routier fait partie du club très sélect des kings de la 138.

Des tempêtes il en a traversé, des moteurs il en a sauté, des transmissions il en a cassé. Contre la côte à Matou il a pesté, traversant Charlevoix, monts et vallées, il a blasphémé.

Après des millions de kilomètres engloutis et 45 ans de métier, y a pas grand-chose pour déranger Roger. « Un gars s’adapte », qu’il dit. En digne baby-boomer issu de la génération silencieuse, Roger c’est pas un « lamenteux ».

Même le bateau, il faisait avec, bien qu’il ne s’est jamais gêné pour le décrier, lui et ses congénères râleurs de première de la citizen band.

Depuis le 3 avril, Roger est furax. Le nouvel horaire du traversier, il l’a en travers du gosier. En fait, ça lui fait perdre un temps fou.

« Le matin à 6 h, y a une file dans la côte de Tadoussac. Juste des trucks. Et rien qu’un bateau. Fake des fois, on n’embarque pas. »

Comme la semaine passée, Roger est arrivé à 5 h 45 le matin pour prendre le bateau de sept heures.

Bien qu’il se sente invincible derrière le volant de son Kenworth rutilant, Roger le coq, il est resté sur le quai.
Et son pote Johnny, le soir même, il est « resté parké dans la côte de Baie-Sainte-Catherine », de 20 h à 7 h 30 du matin. Lui et une dizaine de camions qui transportent des copeaux.

« T’es dans la côte, pas de toilettes, tu peux pas dire à tes intestins : attends à demain matin. » Le bateau de jour et le logbook réunis, c’est l’enfer sur terre pour Roger et sa bande, transporteurs de biens essentiels en ce temps de pandémie.

« Ma femme, au bout de 2-3 jours elle a oublié. Le logbook lui, il garde ça 14 jours pis il pardonne pas », blague Roger.

Parkés à l’Étape, à Sacré-Cœur, à Forestville, à Baie-Sainte-Catherine, à Tadoussac. C’est la tour de Babel. Les douches se font plus rares, crise sanitaire oblige, et les salles à manger aussi.

Roger, il est né pour rouler. Quatorze heures par jour, cinq jours par semaine, la musique dans le tapis.

Rouler, rouler, il est encore temps de rouler
Personne, personne ne peut m’arrêter
Plus loin, plus loin, toujours l’idée d’aller plus loin
C’est ma, c’est ma seule raison d’exister

10-4 Roger!

Roger existe vraiment, mais ce n’est pas son nom. Il ne veut pas de trouble notre ami Roger, mais voulait témoigner de ce que vivent hommes et femmes qui, comme lui, sillonnent la 138 au volant d’un géant.

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