La papetière

Par Dave Savard 6:00 AM - 21 mai 2021
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Quand j’étais jeune, un de mes rêves était de travailler à la Quebec North Shore Paper Company (QNSP). En fait, mon grand-père et mon père ont tous les deux travaillé en forêt pour la QNSP, et il en a été ainsi pour mes frères aînés, dont certains ont même travaillé à la papetière quelque temps. Petit dernier d’une famille de cinq enfants, j’attendais mon tour de travailler à l’usine avec impatience.

Mais, à ma grande déception, ce jour n’est jamais arrivé! En effet, vers les années 1990, la QNSP embauchait de moins en moins d’ouvriers. Cette réalité créa une sorte de confusion dans mon esprit, et je me souviens d’avoir été frustré de ne pas pouvoir travailler à la papetière alors que toute ma famille l’avait fait. Je me suis résolu à aller travailler en forêt pour mon père un certain temps pour récolter du bois à vendre à l’usine. J’ai longtemps vécu ma déception de ne pas avoir pu réaliser ce rêve.

En fait, pour moi et pour bien des gens qui ont grandi à Baie-Comeau, c’était une histoire de famille. De plus, dans mon cas, c’était aussi une histoire de belle-famille. Imaginez-vous donc que mon beau-père et mon beau-frère ont aussi travaillé à l’usine. Cela dit, je doute être la seule personne de Baie-Comeau à ressentir un lien aussi fort avec la papetière.

Toutes ces années, j’ai entendu toutes sortes d’histoires à propos de la papetière, même celle de l’homme de six millions et ce, sans avoir réellement mis les pieds dans l’usine. On m’a dit maintes fois que la vie d’ouvrier à la papetière était loin d’être facile, mais je n’ai jamais voulu l’entendre. J’ai préféré penser aux bonnes histoires, celles que l’on m’a raconté jusqu’au jour où, en 2014, j’ai pu me rendre pour la première fois de ma vie dans les coulisses de ces histoires.

C’est à titre d’organisateur de la visite de M. Stéphane Dion, ancien député libéral fédéral de Saint-Laurent–Cartierville, que j’ai eu ma chance. Oui, j’étais content de visiter la papetière, après tout ce temps! Tout comme l’aborde Simone Weil, philosophe humaniste qui s’est intéressé à la vie des ouvriers d’usine, dans son ouvrage Journal d’usine, je vivais un moment où j’échappais à mon quotidien pour vivre la réalité de la condition ouvrière à la papetière.

Cette visite a été mémorable pour moi. Et ce que j’en retiens aujourd’hui est ce sentiment de gratitude envers les ouvriers de la QNSP qui ont donné, bon gré mal gré, un sens à notre ville. À Baie-Comeau, nous sommes, pour la plupart, des filles et des fils d’ouvriers de la papetière.

Pour ma part, je suis fier de mes racines : notre ville s’est construite autour de la papetière, et l’usine a animé nos vies de différentes manières depuis son ouverture. D’ailleurs, il était un temps, pas si lointain, où bien des gens venaient vivre à Baie-Comeau parce que la papetière donnait le goût de l’avenir. Elle offrait des emplois de qualité, et ceux-ci étaient gage d’une meilleure qualité de vie.

Oui, il est triste de constater qu’elle n’est plus ce qu’elle était et d’apprendre que nous n’avons pas ou que peu de poids face à la fermeture possible de la papetière. L’avenir nous dira ce qu’il en adviendra réellement. En revanche, je pense qu’il est aussi important de se rappeler et même de célébrer les belles années que l’usine aura données tant aux ouvriers qui y ont travaillé une bonne partie de leur vie et leur famille qu’aux habitants de Baie-Comeau, ainsi que le rôle qu’elle a joué dans la naissance et la prospérité de la ville. Son histoire nous « […] contraint à reconnaître comme réel ce qu’on ne croyait pas possible ». (Weil, 1988)