Les orignaux s’en sortent bien sur la Côte-Nord

Par Émélie Bernier 7:00 AM - 11 septembre 2024 Initiative de journalisme local
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Des orignaux victimes de la tique d’hiver. Courtoisie Charles Neveu, JDI.

Au Québec comme sur la Côte-Nord, le spectre des changements climatiques hante les amateurs de chasse à l’orignal qui redoutent des contraintes dans la pratique de leur loisir. On craint des modifications dans les dates d’ouverture et de fermeture de la chasse, ainsi que des restrictions quant au nombre ou au type de permis émis. La santé du cheptel est également une préoccupation, alors que la tique d’hiver accroît son territoire et ses ravages dans la province. 

Les Éditions nordiques se sont entretenues en mode question/réponse avec un spécialiste en la matière, Jean-Pierre Tremblay, professeur titulaire au département de biologie de l’Université Laval, pour comprendre les conséquences vraisemblables des fluctuations du climat.

Question : Comment les conditions climatiques modifient-elles les comportements des orignaux?

Réponse : « Ça les affecte de plusieurs façons et la plus évidente, c’est la question de la chaleur et de sa capacité à l’évacuer ou à s’en protéger grâce à la disponibilité de refuges thermiques. Nos connaissances ont changé sur la capacité de l’animal à résister à la chaleur. Jusqu’à il y a quelques années, on pensait qu’à partir de -4, -5 degrés, il commençait à avoir chaud avec le poil d’hiver. Les tests sur lesquels on se basait alors étaient faits sur des animaux en captivité, stressés et contraints. Mais de nouvelles connaissances se sont développées, grâce à des collègues chercheurs en Alaska qui disposent d’installations où ils gardent des animaux en semi-captivité. Plusieurs orignaux sont semi-domestiqués, alors ils sont capables de les approcher assez pour faire de la prise de données précises. Les résultats ont montré qu’ils sont capables d’en prendre plus qu’on pensait et de s’adapter comportementalement. Ils anticipent même les coups de chaleur et vont se préparer en haletant, en envoyant du sang vers les oreilles pour contrôler leur température, par exemple. »

Jean-Pierre Tremblay. Photo Martin Leclerc, UQAC

Q : Les feux de forêt et la déforestation liée à la récolte de bois réduisent-ils le potentiel pour l’animal de se réfugier à l’ombre en cas de canicule, par exemple?

R : « La question des refuges thermiques va être importante avec l’augmentation des températures anticipées et on a peu d’informations là-dessus. On a des recherches là-dessus, des étudiants qui travaillent sur les îlots de fraîcheur, par exemple. Des thermosenseurs sont déployés dans un paquet d’habitat pour modéliser les refuges thermiques. Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais dans les plans de gestion, il y a une section sur les connaissances à acquérir et on s’attend à ce que les refuges thermiques en fassent partie pour que le plan puisse évoluer en fonction des résultats et des nouvelles connaissances. Tout n’est pas connu sur l’orignal. »

Q : Est-ce que les nouvelles connaissances dont vous faites mention pourraient affecter à court, moyen ou long terme, les modalités et les périodes de chasse?

R : « Difficile à prévoir. On a un projet de recherche que je codirige avec Christian Dussault du ministère de l’Environnement, de la Lutte aux Changements Climatiques, de la Faune et des Parcs sur les relations entre la tique, l’orignal et le climat. Les connaissances évoluent. »

Q : On parle de plus en plus de la tique d’hiver. Est-ce que sa présence est liée aux changements climatiques?

R : « Les parasites sont un autre facteur lié aux changements climatiques et ça a déjà commencé à affecter les populations. La tique d’hiver a augmenté depuis quelques années. On a un projet de recherche que je dirige sur les relations entre la tique, l’orignal et le climat. On a marqué des orignaux dans 5 régions dans un gradient climatique. La moitié des veaux qu’on capturait a été traitée avec des acaricides, pour créer une population témoin à comparer à la population naturelle. Pour ce faire, on a développé un partenariat avec les zecs, les pourvoiries, les compagnies forestières. Ces partenaires l’ont demandé pour savoir s’il fallait s’en préoccuper.

Amas de tiques. Photo Morgane LeGoff, UL.

Finalement, ces travaux ont donné des résultats assez impressionnants. On parle d’autour de 40 % de mortalité des veaux bon an mal an, mais dans la Seigneurie de Beaupré, par exemple, en 2022, on a vu plus de 90 % de mortalité chez les veaux non traités. La cohorte presqu’au complet n’a pas passé l’hiver et, avec cette recherche, on est capable de confirmer que c’est l’effet de la tique. »

Q : Qu’en est-il de la Côte-Nord?

R : « Dans notre échantillonnage pour cette recherche, on n’avait pas de populations de la Côte-Nord, mais de l’Abitibi-Témiscamingue, de la Capitale-Nationale, du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie et du Nouveau-Brunswick. On n’a pas choisi la Côte-Nord parce qu’elle est un peu moins à risque. Le printemps arrive un peu plus tard, il y a plus de neige, il fait plus froid. Les tiques auront plus de difficulté à survivre. Mais les changements climatiques peuvent changer la donne. »

Q : Pourrait-on envisager la distribution d’acaricide à grande échelle dans ce contexte?

R : « On n’en est pas là, mais des équipes en Nouvelle-Angleterre, où l’orignal est presque une espèce menacée, regardent un type de champignon qui pourrait avoir un effet sur les larves. On est encore à l’étape du laboratoire, donc bien loin de l’épandage. Ce dont on entend souvent parler, naturellement, c’est est-ce qu’on pourrait mettre des acaricides dans les blocs de sel, par exemple. Malheureusement, c’est peu probable. Il y a une longue histoire dans le milieu agricole de lutte contre les tiques et elles développent rapidement de la résistance… En plus, ce serait très difficile de contrôler le dosage acquis par un orignal qui se nourrit sur un bloc de sel et c’est justement le sous-dosage qui favorise le développement de résistance aux acaricides chez les tiques. »

Female moose molts in spring with patchy fur on the neck in the forest.

Q : Est-ce que, selon vous, la chasse à l’orignal est vouée à disparaître?

R : « Dans un sens, on est chanceux, l’orignal est loin d’être en péril. Les 20 dernières années, on a été dans le Klondike de l’orignal au Québec. On s’est mis à protéger les femelles au milieu des années 1990. On a coupé à blanc de forts volumes dans les forêts à la même époque, ce qui est très bon pour l’orignal parce que ça crée de la nourriture. Dans les années 2000, on a arrêté d’appliquer des phytocides, donc on a laissé pousser la bouffe avec un peu de débroussaillage. Les populations ont augmenté. Là, les conditions changent. Le Klondike est passé et de nouvelles situations s’ajoutent avec les effets directs et indirects des changements climatiques, notamment les tiques. On attend le nouveau plan de gestion et, dans un sens, on comprend pourquoi il est un peu plus long à préparer. Ce n’est pas business as usual. Est-ce que les modalités qu’on pouvait permettre à l’époque dans les conditions d’abondance peuvent continuer? Est-ce qu’il faudra serrer la vis? Il y a beaucoup de facteurs dans l’équation, mais il faut assurer la pérennité de l’espèce. »