Le «déni scientifique» façon Boisaco

Par Émélie Bernier 4:37 PM - 13 septembre 2024 Initiative de journalisme local
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Photo : Archives

Plusieurs affirmations relayées par le Groupe Boisaco dans un communiqué intitulé «Les
Québécoises & Québécois sont en droit d’avoir accès à tous les faits
!» acheminé aux médias
le 9 septembre ont soulevé l’ire du chercheur de l’UQAR Martin-Hugues St-Laurent qui n’hésite pas à parler de «mensonges», de «déni scientifique» et de «mauvaise foi».

Professeur au département de biologie, chimie et géographie de l’Université du Québec à Rimouski, Martin-Hugues St-Laurent est spécialiste de la grande faune. Il s’indigne devant ce document de Boisaco comme devant les sorties publiques des représentants de l’entreprise. « Honnêtement, ça commence à être ridicule. En commission parlementaire, ils ont même remis en doute que le caribou déclinait. C’est carrément de la mauvaise foi », lance-t-il. 

Martin-Hugues St-Laurent. Photo courtoisie

M. St-Laurent rappelle qu’un des cosignataires, André Gilbert, est membre de l’équipe du Comité de rétablissement du caribou. « Il se place littéralement en porte à faux avec le code d’éthique du cadre de référence. Il ne travaille pas pour le rétablissement de l’espèce, mais pour défendre les impératifs socioéconomiques de son organisation », déplore le chercheur.

Outré qu’un tel document ait été acheminé aux médias en toute impunité, le chercheur invite à scruter, entre autres, une des sources citées, le NCASI.

« Le National Council for Air and Stream Improvement (NCASI) est financé par l’industrie forestière. Ils ont embauché un biologiste pour rédiger une revue de littérature qui est intéressante, mais il passe sous silence certaines études moins favorables à l’industrie et mousse certaines qui sont plus en phase avec leur position. Je trouve ça étrange qu’un industriel forestier du Québec fasse valoir cette analyse, mais qu’on ne parle jamais de la revue de littérature publiée par le gouvernement du Québec sur les facteurs impliqués dans le déclin des populations de caribous forestiers au Québec et de caribous montagnards de la Gaspésie, beaucoup plus exhaustive et décrivant l’état de chaque population de la province. »

Voici quelques extraits du document de Boisaco et la réplique du chercheur.

EXTRAIT

«Sur la base des données d’inventaires disponibles, la population de la seule sous-espèce caribou des bois présente au Québec, qui regroupe les trois écotypes, serait de plus de 203000 individus».

RÉPLIQUE

«C’est vrai, mais là-dedans, on est en train de noyer les quelques milliers de caribous forestier et les 25 caribous montagnards de la Gaspésie dans les 200 000 caribous migrateurs. Si on veut la jouer comme ça, j’ai un autre argument! Le caribou migrateur du troupeau de la rivière George est passé de 823 000 individus en 1993 à 8934 caribous en 2016, soit un déclin de 99 % en trois générations, propulsant la population sur le radar du COSEPAC comme un des plus grands déclins jamais observé pour une population de caribous au Canada. On ne parle pas de ça dans la ligne argumentaire de l’équipe de Boisaco! Amalgamer les caribous migrateurs, les caribous montagnards et les caribous forestiers dans un même groupe pour justifier que le caribou forestier n’est pas en danger est scientifiquement malhonnête.»

Boisaco prend des raccourcis en amalgamant les différents écotypes de caribous, selon le chercheur.
Photo courtoisie Peuple Loup
EXTRAIT

« Contrairement à ce que plusieurs peuvent penser, la seule sous-espèce présente au Québec n’est aucunement menacée d’extinction. 

RÉPLIQUE

« C’est complètement faux ! Le caribou migrateur a diminué drastiquement et son statut au COSEPAC est « en voie de disparition ». Le caribou montagnard de la Gaspésie est également considéré « en voie de disparition » depuis plus de 20 ans. Le caribou forestier boréal au Canada est en déclin. Ici, 3 représentants de Boisaco qui ne sont pas des biologistes spécialisés sur l’espèce se substituent à l’expertise du COSEPAC, des gouvernements fédéraux et provinciaux et de tous les chercheurs qui ont scruté ça depuis des années ! C’est de la mauvaise fois tout simplement. Ils n’ont aucune possibilité d’étayer leur position avec des arguments crédibles sur le plan scientifique. Les inventaires et les études démontrent clairement que  les indicateurs biodémographiques du caribou sont au rouge. Il meurt plus de caribou qu’il n’en naît et ce n’est pas l’opinion de quelques industriels forestiers qui va invalider les résultats de dizaines et de dizaines d’inventaires qui ont eu cours au Québec. »

Une manifestation des travailleurs de Boisaco lors de l’audience de la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards. Photo archives
EXTRAIT

« La littérature disponible met en lumière la grande complexité à pouvoir établir un portrait clair du nombre d’individus faisant partie de l’écotype forestier au Québec. Il semble y a voir en effet de multiples zones grises reliées à l’estimation des populations. Ces données ne permettent aucunement de conclure à un déclin et les notions d’« urgence » et de « menaces imminentes » ne sont ainsi nullement justifiées.

RÉPLIQUE

«D’abord, il est faux de dire qu’on ne peut pas établir un portrait clair. On est un des leaders au Canada pour le suivi des populations, surtout depuis l’intensification des inventaires par le gouvernement en 2017. Non, on ne peut pas inventorier chaque année la totalité de l’aire de répartition, ce serait beaucoup trop coûteux. Mais ce n’est pas le nombre d’individus qui nous intéresse le plus ; ce sont les taux vitaux de survie et de recrutement qui sont dans le rouge et qui ne peuvent pas expliquer l’hypothèse d’une croissance ou d’une stabilité de nombreuses populations. De dire qu’on ne peut conclure à un déclin et que les notions d’urgence de « menaces imminentes » sont non fondées, c’est manipuler la réalité. »

EXTRAIT

«(…)  les inventaires les plus récents réalisés démontrent que 80% des caribous des bois de l’écotype forestier recensés au Québec étaient situés soit dans des aires spécifiquement désignées pour leur protection, ou encore au nord de la limite nordique, là où il n’y aucune activité d’aménagement forestier. »

Les interventions forestières, surtout dans les forêts matures prisées par le caribou, sont indéniablement liées à son déclin, insiste le scientifique. Photo archives
RÉPLIQUE

«Ça, c’est le clou, et je suis tanné de l’argument de la limite nordique qui est complètement loufoque ! Une étude publiée en 2023 dans le prestigieux journal scientifique Global Change Biology contredit cette affirmation. Nous y avons démontré que sur les 620 km de recul vers le nord de la limite sur de l’aire de répartition du caribou documentés depuis 1850, seulement 105 km étaient dus aux changements climatiques alors que tout le reste est lié aux changements dans le mode d’occupation des terres, donc la pression de prédation et la chasse exacerbées par l’aménagement forestier et l’aménagement du territoire. Oui, le climat a un impact, mais des chercheurs de l’Ontario et du Québec ont montré que de 15 à 20 ans après le passage des abatteuses, les caribous disparaissent localement en raison de la prédation. On est carrément devant un cas de déni scientifique ici…! »

Cela dit, le chercheur n’est pas insensible au cri du cœur des représentants de la coopérative forestière Boisaco. « Moi aussi, je suis préoccupé par les conséquences socio-économiques de la protection de l’habitat du caribou, particulièrement pour les communautés mono-industrielles! Mais ce n’est pas en reniant la science ni en colportant des fausses informations qui polarisent qu’on va trouver une voie de sortie élégante et des solutions. Malheureusement, les représentants de Boisaco sont, à mon avis, en train de perdre le peu de crédibilité qu’il leur reste dans le dossier caribou… », conclut Martin-Hugues St-Laurent.

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