Violence conjugale et sexuelle : manque flagrant d’avocats spécialisés sur la Côte-Nord
Les avocats sont peu nombreux en région et ceux qui disposent d’une formation en violence conjugale et sexuelle sont d’autant plus rares. Photo : iStock
Sur la Côte-Nord, l’accès à la justice est un enjeu point à la ligne. Mais qu’en est-il lorsque les avocats doivent porter des dossiers de violence conjugale ou sexuelle alors qu’ils n’ont pas de spécialisation? Ils font au mieux de leurs connaissances comme le feraient des généralistes.
« Il n’y a pas beaucoup d’avocats dans les régions. On va même avoir des avocats des grands centres qui vont prendre des dossiers en région. Si c’est très difficile de trouver des avocats qui vont travailler en région, imaginez de leur demander d’avoir une spécialisation en violence conjugale ou à caractère sexuel. C’est encore plus rare », confie la directrice des programmes en violences conjugales et sexuelles chez Juripop, Me Justine Fortin.
Juripop, organisme juridique, souhaite rendre le plus de contenus accessibles en matière de formation « pour que les avocats qui travaillent déjà à gros volume en région puissent au moins avoir plusieurs formats de formation sous la main pour développer leurs connaissances ».
« Surtout quand on sait que sur la Côte-Nord, le taux d’infractions relié à la violence conjugale est le plus élevé dans la province, selon les données de 2019 », ajoute Me Fortin précisant que l’objectif n’est pas de former seulement les avocats des grands centres, mais ceux de toute la province qui veulent mieux répondre aux besoins de leur client devant les tribunaux.
Les représentants juridiques nord-côtiers ne démontrent pas d’intérêt pour les formations en matière de violence conjugale et sexuelle jusqu’à maintenant, constate Juripop.
« Dans la liste de toutes les personnes qui ont suivi nos formations, on n’en retrouve pas de la Côte-Nord », dévoile en toute transparence Me Justine Fortin.
Ça va toutefois dans les deux sens, selon la directrice des programmes. « De notre côté, on a une grande sensibilité au fait que les réalités entre Montréal, Québec et les régions sont différentes. Par contre, on veut aussi qu’il y ait une compréhension généralisée que les enjeux de violence conjugale, on parle de la même chose, peu importe où l’on pratique », commente-t-elle.
À la Maison des femmes de Baie-Comeau, la directrice Hélène Millier fait souvent face à des victimes de violence conjugale qui aimeraient bénéficier des services d’un avocat spécialisé.
« Ça fait toute la différence pour les femmes quand leur avocat et le système de justice comprennent bien la problématique », accorde-t-elle, précisant que certains avocats peuvent avoir des préjugés envers les victimes lors des entrevues.
Mme Millier a déjà entendu des plaintes de victimes dont le volet de violence conjugale n’a pas été pris en compte lors d’une situation de garde d’enfant. « Cela peut donner un jugement non réaliste et provoquer un manque de sécurité pour les femmes et les enfants », estime la directrice.
Juri RDV
Juripop a organisé la première édition des Juri RDV le 28 octobre à Montréal qui a réuni 150 avocats et partenaires de partout au Québec. « C’était un succès, souligne Me Fortin. Les participants ont pu bénéficier de plusieurs contenus de formation liés aux aspects de violence conjugale et sexuelle. Les gens ont hâte à l’année prochaine. »
Les Juri RDV auront lieu en 2023 dans la ville de Québec. Le nombre de participants pourra être doublé et les formations seront encore plus variées tant en violence à caractère sexuel qu’en violence conjugale.
« L’objectif est vraiment de répondre aux besoins des personnes donc on risque d’offrir encore des contenus généralistes parce que tout le monde n’est pas au même niveau », de conclure la directrice des programmes.
En attendant, ceux qui souhaitent perfectionner leurs connaissances peuvent se rendre sur le site Web de Juripop où différentes formations sont disponibles en différents formats, reconnues par le Barreau du Québec.
Une donne importante
Quand les aspects de violence conjugale ou sexuelle font partie intégrante d’une cause, les avocats doivent changer du tout au tout le parcours employé normalement. De la première rencontre avec le client jusqu’au procès, s’il y en a un, on ne recommandera pas les mêmes stratégies et on n’ira pas au même rythme.
« La manière de parler, de proposer les stratégies juridiques, de poser les questions, les demandes qu’on fait au tribunal, tout ça est différent quand on est dans un contexte de violence conjugale ou sexuelle », témoigne Me Justine Fortin mentionnant que « l’aspect de pédagogie et de sensibilisation au tribunal est extrêmement important ».
Les avocats doivent faire comprendre à quel point le processus judiciaire peut être réparateur pour une victime dans le cadre de sa reprise de pouvoir. « Ils doivent aussi faire comprendre les dommages psychologiques, les conséquences des violences qui sont vécues par les personnes victimes. Tous ces petits aspects font une différence énorme tant sur le parcours de la victime que sur la décision qui va être rendue », exprime l’avocate chez Juripop.
Maître Guylaine Trudeau, directrice des bureaux d’aide juridique de Forestville et de Baie-Comeau, est sur la même longueur d’onde. Selon elle, « une adaptation dans la pratique est nécessaire afin de tenir compte de la réalité vécue par les personnes qui subissent ou on subi de la violence ».
« Que ce soit pour développer le lien de confiance, s’assurer que la personne se sente en sécurité pour nommer tout ce qu’elle a subi, lui conseiller des recours spécifiques selon sa réalité, la diriger vers des ressources qui pourront l’aider, il est important d’accompagner la personne sans porter aucun jugement », poursuit l’avocate au bureau d’aide juridique depuis 2004.
Sensibilisation
Pour certaines victimes, le système judiciaire peut sembler lourd et insensible à leur cause. Pour Me Trudeau, le système judiciaire ne manque pas de sensibilisation, mais plutôt de connaissances.
« Tous les officiers de justice, de la greffière au juge, en passant par les avocats, sont d’un naturel très empathique envers les victimes. Par contre, le manque de connaissances quant à la réalité, les impacts et les conséquences sont à améliorer », admet-elle.
L’avocate nord-côtière dévoile d’ailleurs avoir déjà reçu des plaintes de victimes. « Le système judiciaire peut sembler froid et distant, concède-t-elle. L’application de la loi ne coïncide pas toujours avec ce qui peut nous sembler juste ou injuste. Souvent les victimes ont le sentiment d’avoir été écoutées, mais non comprises. »
La création d’un tribunal spécialisé pour les victimes de violence conjugale ou sexuelle pourra peut-être changer la donne au cours des prochaines années. Il a été mis en place par le ministère de la Justice cet automne à Québec et plusieurs projets pilotes régionaux l’accompagnent. Sept-Îles en fait d’ailleurs partie.
« C’est ce que les maisons d’hébergement pour les femmes victimes de violence conjugale revendiquent depuis longtemps, dans la mesure où tout le monde de la justice est bien formé et possède cette même volonté de croire à ces tribunaux spécialisés », révèle Hélène Millier, directrice de la Maison des femmes de Baie-Comeau.
5 ans du mouvement #MeToo
Cette année, on a souligné les 5 ans du mouvement #MeToo qui a ouvert les yeux notamment sur les problématiques de violence sexuelle. Il est peut-être à l’origine d’un changement de culture, selon Me Justine Fortin de chez Juripop.
« Je vois de l’amélioration, mais je vois aussi énormément de travail à faire. C’est une longue route. On commence à voir des résultats positifs sur le terrain », exprime-t-elle.
Du côté de Juripop, quelques belles petites victoires devant les tribunaux ont été proclamées, soit un jugement dans lequel on reconnaît qu’il y a de la violence conjugale et que c’est pour cette raison qu’une telle décision est rendue.
« Ça vaut de l’or. Est-ce que c’est la même réalité pour tous les districts partout en région? La réponse est non. Parce que si les avocats ne plaident pas le contexte de violence conjugale, pas parce qu’ils sont mal intentionnés, mais parce qu’il y a un manque de connaissances, les mentalités des tribunaux ne peuvent pas changer et celles des personnes adverses non plus. C’est là où malheureusement on doit continuer le travail. Il ne se fera pas du jour au lendemain », déclare Me Fortin.
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