Itinérance zéro: une solution finlandaise pour le Québec?

Par Patrice Bergeron 11:37 AM - 31 décembre 2023 La Presse Canadienne
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Alors que le Québec traverse sa pire crise de l'itinérance, pour en sortir, le modèle finlandais est cité en exemple avec son objectif «d'itinérance zéro». Photo Martin Meissner

Alors que le Québec traverse sa pire crise de l’itinérance, pour en sortir, le modèle finlandais est cité en exemple avec son objectif «d’itinérance zéro».

Quelle est précisément cette solution que préconise notamment le maire de Québec, Bruno Marchand?

Il s’agit du programme «Housing First» (qu’on pourrait traduire par «Domicile d’abord» ou «un toit avant tout»), qui n’offre pas un refuge temporaire pour une nuit, mais plutôt un toit permanent de qualité à tout itinérant.

Il s’agit d’un programme «un peu difficile à faire accepter, mais pas trop», a expliqué le maire de Helsinki, Juhana Vartiainen, en entrevue à La Presse Canadienne.

C’est un «modèle pertinent et assez complet», toutefois «c’est un idéal relativement peu réaliste dans le contexte qu’on connaît aujourd’hui», a pour sa part estimé Annie Fontaine, une experte en travail social de l’Université Laval, à Québec. 

Alors que les villes du Québec croisent le fer avec le gouvernement Legault pour réclamer plus d’actions et de fonds, l’État finlandais et les municipalités ont fixé leur priorité depuis presque 40 ans.  

De 18 000 à 3686

En 1987, il y avait 18 000 itinérants en Finlande, lorsque le gouvernement a décidé de cibler l’itinérance zéro; or à la fin de 2022, on en recensait 3686, mais seulement 492 d’entre eux passaient la nuit dehors. 

Ainsi, la plupart des personnes sans domicile fixe «habitent avec leurs amis ou leurs familles», a précisé la coordonnatrice de la diplomatie publique de l’ambassade de Finlande à Ottawa, Laura Kehusmaa.

«L’itinérance n’est pas visible dans les villes de Finlande», a-t-elle poursuivi. 

En comparaison, il y avait 10 000 personnes en situation d’itinérance visible au dernier dénombrement effectué en octobre de 2022 au Québec, une hausse de 44 % par rapport à 2018.  

Voilà ce que la Finlande, ce petit pays nordique, est arrivée à faire en visant l’itinérance zéro.

«C’est la bonne façon de combattre le problème des sans-abri», a confié le maire de la capitale finlandaise. 

Une formule simple

Le postulat du programme Housing First est simple: avant de vouloir régler le problème de consommation d’alcool ou de drogue de la personne, ou son problème de santé mentale, ou de lui trouver un emploi, il faut avant tout lui fournir un domicile fixe. Pas seulement un abri pour une nuit. 

«C’est vraiment l’idée fondamentale de notre politique: si on fournit aux gens un logement, il y aura des effets secondaires très positifs», a témoigné le maire de Helsinki. 

«Leur fournir un appartement semble résoudre un tas d’autres problèmes antérieurs, a-t-il poursuivi. On n’exige pas préalablement que la personne ait déjà traité son problème d’alcool.»

Leur santé s’améliorera, leur consommation diminuera, les probabilités qu’ils se trouvent un emploi sont plus élevées, etc. C’est ce que les études tendent également à démontrer.

«C’est l’effet positif sur les problèmes secondaires ultérieurs qui fait que nous avons produit cette analyse et abouti à notre solution», a résumé M. Vartiainen.

Même le Forum économique mondial, qu’on ne peut soupçonner d’être un organisme radical de gauche, vante la solution finlandaise. 

Dans un bulletin, l’organisme rapporte les propos d’un bénéficiaire du programme qui tendent à prouver son bien-fondé et ses prémisses, c’est-à-dire qu’avant de vouloir traiter les problèmes d’une personne itinérante, il lui faut un logis permanent.  

«L’état d’ébriété est une façon de passer le temps quand on est itinérant, témoigne le rescapé. On ne peut devenir sobre si on est sans-abri, personne ne le peut.»

Des chercheurs soutiennent qu’autant les pays de l’Union européenne que des États comme la Norvège, la Suisse, l’Australie et le Canada seraient tout à fait capables de faire disparaître l’itinérance d’ici à 2030, parce qu’ils en ont les capacités économiques. 

Qui plus est, le Canada souscrit à l’«Agenda 2030 de développement durable» de l’ONU, qui vise à «assurer à tous un accès à un logement abordable, sécuritaire et adéquat».

Cependant, la situation s’est détériorée en raison de l’afflux important de demandeurs d’asile au pays au cours des dernières années, constatent les chercheurs, qui recommandent notamment d’accroître le parc de logements modiques dans les grandes villes.  

Il y a des «pistes de travail inspirantes» dans le modèle finlandais, a reconnu Annie Fontaine, professeure agrégée à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval.

Cependant, il y aurait «des éléments à transformer» parce qu’elle doute que ce programme soit transférable ici. 

Fondation Y

Housing First se révèle être un travail de partenariat, une collaboration entre l’État finlandais, les municipalités, et Y-Säätiö, c’est-à-dire la Fondation Y.

En date de juin 2023, cet organisme sans but lucratif fournissait 18 688 logements modiques dans 58 localités notamment à des itinérants, mais aussi à des personnes handicapées. Elle logeait ainsi plus de 26 500 résidants. 

Y-Säätiö a reçu un financement de 600 000 euros en 2023 de STEA, une agence du gouvernement finlandais responsable de l’aide sociale.

«Il n’y a pas de solution miracle à toutes les situations, mais avec une base solide, on peut améliorer le bien-être des itinérants», a affirmé l’ex-président de la fondation, Juha Kaakinen, dans un entretien au Forum économique mondial.

«Quand les gens ont un toit, ils peuvent surmonter les défis qu’ils ont dans leur vie ou se soucier d’où ils vont pouvoir dormir le soir venu, où ils vont vivre le mois prochain», a renchéri le directeur des affaires internationales de la Fondation Y, Juha Kahila, dans une entrevue téléphonique avec La Presse Canadienne

Une fois qu’on attribue un domicile à la personne, des équipes la prennent en charge, en menant des entretiens, pour procéder aux diagnostics et apporter les soins ou le soutien requis, a expliqué le maire de Helsinki.

Appartements

Dans sa documentation, la Fondation Y donne un exemple précis: la construction d’un immeuble de 100 appartements locatifs destinés à des personnes qui ont vécu l’itinérance. Le coût par appartement est d’environ 150 000 euros (219 000 $), donc un total de 15 millions d’euros (21,9 millions $) pour l’immeuble. 

Les immeubles sont situés dans des quartiers résidentiels tout à fait normaux qui sont bien servis par le transport en commun, et en général à distance de marche d’un supermarché et d’une pharmacie.  

La taille moyenne d’un logement est de 49,4 mètres carrés et le loyer revient à 14 euros (20,44 $) par mètre carré.

Il y a eu de la résistance en Finlande, comme le rapporte notamment le Forum économique mondial.

«Dans les secteurs résidentiels où on bâtissait des immeubles qui allaient accueillir des anciens itinérants, beaucoup de citoyens du voisinage étaient mécontents», peut-on lire.  

«Bien sûr qu’il y avait de l’inquiétude», a confirmé M. Kahila.

«Mais les gens ont rapidement réalisé que c’était une bonne idée et un bon usage de l’argent des contribuables quand ils ont constaté la baisse du taux de criminalité.» 

Unités de logement accompagné

La fondation dispose également d’appartements communautaires spéciaux, appelés «unités de logement accompagné», pour des personnes qui ont besoin d’appui en raison de problème de toxicomanie ou de leur âge avancé. 

Ces unités de dimension assez vaste sont aménagées avec des espaces communs et de petits appartements privés, en plus de rangements à vélos, sauna, gym, etc. 

La fondation apporte un soutien et un encadrement aux personnes qui le requièrent et ajuste le loyer en fonction de la capacité de payer du locataire.

Oui donc, le loyer est subventionné, oui, la construction est subventionnée aussi, de même que le personnel de soutien. Par exemple, l’État finlandais a versé 10 millions d’euros à une dizaine de municipalités pour payer des employés à cet effet.

«Ça coûte assez cher, il faut être parfaitement honnête avec les citoyens qui paient leurs impôts», a avoué le maire de Helsinki. 

«On leur explique que cela revient moins cher pour les finances publiques que de traiter les problèmes de santé mentale des itinérants: ils vont travailler, seront moins malades, souffriront moins de problèmes de drogues», a-t-il poursuivi. 

À la Fondation, on calcule que la société économise jusqu’à 9600 euros par personne par année en services de toutes sortes, par rapport au statu quo, laisser les gens se débrouiller dans la rue.  

«À Helsinki, on est tout de même impressionné par cette analyse selon laquelle à la longue, ça ne coûte pas plus cher à la Ville», conclut M. Vartiainen.

Cela dit, il est conscient que chaque société est différente: en Amérique du Nord, «la culture politique met l’accent sur la responsabilité de chaque individu pour sa vie».

Un modèle exportable?

La professeure Annie Fontaine se questionne d’ailleurs sur la capacité du Québec d’importer la solution finlandaise.  

«Il y a tellement d’aspects structurels, culturels, organisationnels dans lesquels s’inscrit ce programme que c’est difficile d’en imaginer l’application simple et directe dans notre contexte politique et socio-économique ici.»

Elle met en garde contre une «vision un peu mécanique» qui idéalise le modèle finlandais. Ainsi, il est trompeur de penser qu’«on prend quelqu’un, on le place, et il va pouvoir bénéficier de tous les services et tout va s’arranger». 

Il ne faut «pas polariser» le débat actuel, opposer l’itinérance zéro à toute la panoplie de programmes et services qui existe actuellement au Québec et qui ne se limite pas à laisser dormir les gens dans la rue.  

Les humains ne sont pas «tous formatés» en fonction de l’idéal, fait-elle valoir. Leur trajectoire est «moins linéaire» et des personnes itinérantes ne sont pas prêtes tout de suite à vivre seules dans leur appartement, connaître cette forme d’isolement.

«Certains dorment sur le plancher, parce qu’ils ne sont pas capables d’habiter l’espace» et ils sont coupés de leur réseau de solidarité. Mme Fontaine préconise des choix multiples pour ceux et celles qui ne sont pas prêts, donc proposer diverses formes d’aides et de parcours.

«Trop politisé»

«Ce débat devient trop politisé», regrette-t-elle, en accusant les élus partisans d’un camp ou de l’autre d’«instrumentaliser» l’expérience itinérante.  

L’universitaire déplore ainsi les déclarations qui ont fusé lors du sommet sur l’itinérance de l’Union des municipalités (UMQ), l’automne dernier. 

Le chef péquiste Paul St-Pierre Plamondon avait alors accusé le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant. de «manquer d’ambition» et d’être insensible en écartant l’objectif de l’itinérance zéro. 

Des personnes choisissent l’itinérance comme «mode de vie», avait plaidé M. Carmant, en précisant ensuite qu’il parlait ainsi d’un exemple «extrême». Il avait ensuite soutenu qu’il oeuvrait plutôt à «briser la tendance» à la hausse de l’itinérance et souhaitait «travailler davantage sur la prévention».

Le maire de Québec, Bruno Marchand, avait lui-même riposté. «Certains nous trouvent trop ambitieux lorsqu’on parle d’itinérance zéro», avait-il écrit dans un message Facebook.

«J’ai envie de dire aujourd’hui qu’il n’y aura jamais trop d’ambition pour prendre soin de notre monde, insistait-il. On ne peut pas se fixer autre chose que le zéro. Dans ce cas, ce serait se dire qu’on accepte qu’il reste encore des gens dans la rue.»

«Je trouve ça vertueux, mais parfois, on focalise tellement sur le zéro, qu’on est dans une logique de récolte de données qui déshumanise le processus, qui crée un cynisme», juge pourtant Mme Fontaine. 

«Utopique»

M. Marchand lui-même, début décembre, a fini par reconnaître qu’il était «utopique» d’éliminer le fléau d’ici à 2025 à Québec, alors que c’était pourtant son engagement en 2021.

Sa ville se distinguera par des solutions novatrices d’ici à 2030, a-t-il plutôt soutenu en faisant remarquer que la Finlande après tout avait réalisé son plan sur 30 ans.

Mais c’est l’État finlandais qui avait donné le cap, pas les villes isolément. Or ici, le gouvernement du Québec, qui est aussi le principal bâilleur de fonds et maître-d’oeuvre dans la lutte à l’itinérance, n’a pas endossé le projet du maire Marchand.

«Il faut faire les choses différemment et ça prend beaucoup courage de la part des politiciens, des décideurs», a témoigné M. Kahila.

Il estime qu’autant le modèle de l’itinérance zéro que la mise sur pied d’une fondation dédiée sont applicables dans d’autres pays. 

La fondation achète ou construit des immeubles, dispose d’équipes de développement, mais aussi d’une unité de recherche sur l’itinérance, et elle élargit maintenant son expertise en se penchant également sur le décrochage. 

«Je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait pas au Canada ou dans la ville de Québec. Il n’est pas nécessaire de copier tel quel le modèle, mais l’idée (le principe) derrière la Fondation Y est totalement possible à dupliquer.»

Des expériences similaires à la Fondation Y sont en émergence en Belgique, ainsi qu’aux Pays-Bas, où les premiers appartements ont été achetés récemment. 

Sans subventions directes

La Fondation Y ne touche pas de subventions directes de l’État, assure M. Kahila, mais bénéficie en fait d’autres types d’avantages. 

Entre autres, l’organisme peut contracter des emprunts pour 40 ans à la banque à des taux préférentiels réservés à l’État. De même, il loue les terrains à la municipalité, aussi pour une durée de 40 ans, à un loyer très inférieur au coût du marché.  

Après toutes ces décennies d’efforts, il ne restait plus que 52 lits dans les refuges temporaires de Helsinki en 2016, par rapport à 2120 en 1985. 

Dans un essai intitulé «Successfull Public Policy in the Nordic Countries», aux Presses de l’Université d’Oxford, le modèle Housing First finlandais est maintenant considéré comme un «succès total» au sens «politique», parce qu’il fait consensus, «il ne suscite plus d’opposition majeure». 

«Stabiliser»

Pour l’heure, cependant, la formule finlandaise, ce «succès total», ne figure pas dans l’écran radar du gouvernement caquiste. 

«Il faut stabiliser (la montée de l’itinérance) et faire redescendre la courbe avant de parler d’éradiquer, avait prôné le ministre Lionel Carmant l’automne dernier. Une étape à la fois. Si on veut faire de trop grands pas, ça ne fonctionne pas.»

Le prochain dénombrement des personnes en situation d’itinérance est prévu par le gouvernement pour 2024. 

Le maire de Helsinki, Juhana Vartiainen, va-t-il jusqu`à conseiller aux autres élus d’emprunter la voie de la Finlande?

«À titre de maire, il faut faire attention pour ne pas trop donner de recommandations aux autres maires, parce que chaque ville est différente. Il se peut aussi que ça ne fonctionne pas dans d’autres villes.»