Du 120 tonnes à la zamboni

Par Emy-Jane Déry 6:30 AM - 8 novembre 2022
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Schefferville avant la démolition. Photo Jo McNulty

Nous sommes le 2 novembre 1982. Jocelyne Lemay a 22 ans. Elle est dans un restaurant de Schefferville. Les ustensiles se cognent sur les assiettes. Les tablées sont animées par de grandes discussions. Puis, à travers cette ambiance, elle entend la voix d’un journaliste à la télévision : « Schefferville n’est plus ».

Cette phrase, elle l’a encore de bien imprégnée en mémoire. C’est comme ça qu’elle a appris que sa ville natale serait passée au bulldozer, il y a 40 ans. Qu’est-ce qu’elle avait bien pu rater pour habiter dans une ville qui, semblait-il, n’existait déjà plus.

Dans les années 50’, Louis Lemay est arrivé à Schefferville. Il avait 15 ans. Il était avec son père Roger, sa mère Alida et ses cinq frères et sœurs. La petite famille de Saint-Edouard-de-Lotbinière, en Chaudière-Appalaches, est venue s’installer pour travailler à la mine.

Louis n’a pratiquement jamais connu autre chose que cette vie. C’est là qu’il a rencontré sa Jacqueline. C’est là qu’il l’a marié. Ils habitaient une petite maison d’IOC. Le 140 Champlain. Ils y ont élevé leurs enfants.

Louis Lemay, en compagnie de sa femme Jacqueline Fortier-Lemay et d’une de leurs filles, quelque part dans les années 60’.

Il n’avait jamais fait un CV de sa vie. Il a commencé à la mine, il avait 17 ans, avec le statut d’étudiant. Il était en fin de carrière quand on lui a dit que c’était fini. Le « comité de reclassement », chapeauté par la minière et les gouvernements, proposait aux travailleurs de l’aide pour se trouver autre chose, ailleurs.

Ailleurs, mais où ? Il avait la cinquantaine avancée. Son CV allait intéresser qui ?

Chez eux, c’était « Scheffer ». Il ne connaissait plus personne dans Lotbinière. Il n’était pas fermier, il était un mineur.

D’un coup, il perdait tout. On a placardé les fenêtres du 140 Champlain avec des planches de bois. On lui a demandé de déménager quelques rues plus loin, en plein hiver. Ça coûtait trop cher à la mine de faire fonctionner les égouts et l’aqueduc, puis de ramasser les poubelles dans un secteur qui devenait désertique. Elle a donc demandé aux gens qui restaient de se regrouper dans un même quartier.


Au centre, le 140 Champlain placardé.

Une fois, deux fois. Deux déménagements en 2 ans, à deux coins de rue. Ça devenait ridicule.

En 1983, Louis a ramassé le dernier voyage de minerai aux commandes de son gros 120 tonnes. Il y avait lui et le gars de la pelle. Un profond sentiment de solitude régnait sur cette immense terre rouge devenue vide, si vide. Un vide qui l’a longtemps habité.

Quand Jocelyne Lemay raconte ce moment crucial de la vie de son père, la pause qu’elle prend pour retenir les larmes que l’on voit monter dans ses yeux permet encore de ressentir l’effet de ce vide, même 40 ans plus tard, par personne interposée.

Les amis de Louis sont partis les uns après les autres pour essayer d’aller refaire leur vie ailleurs.
Lui, il a fini par se résigner. Comme il a été dans les derniers à partir, il n’a eu droit à pratiquement rien en matière d’indemnisation. Il a dû piger dans son petit bas de laine pour partir conduire une zamboni à l’aréna de St-Louis-de-Terrebonne.

Le chauffeur de 120 tonnes, au volant d’une zamboni.

Revenons à Jocelyne.

Elle a tenu le coup plus longtemps. Elle s’est rendue à l’Assemblée nationale pour aller faire valoir les droits des « natifs ». On leur avait promis une heure. Ils ont eu huit minutes.

Elle a mis sur pied des projets touristiques pour donner un second souffle à sa ville. Quelque chose pour rebondir. Elle y croyait fermement. Elle a encore des étoiles dans les yeux lorsqu’elle parle de la beauté des troupeaux de caribous sauvages qu’on peut y observer. De ce paradis de la pêche où Innus, Naskapis et Blancs se partagent cet espace de « paisible tranquillité », quelque part « Right in the middle of nowhere ».

Mais en 1988, elle n’en pouvait plus. Son projet touristique est tombé à l’eau. Elle n’avait plus l’énergie pour se battre.

Elle a fait 12 heures de train. La « run de lait », comme l’appellent les habitués. Elle est débarquée sur le bord de la voie ferrée, à Sept-Îles. Il était 22h. La noirceur de novembre en arrière-plan. Avec un bras elle tenait sa petite Nathalie, deux ans et demi. Avec l’autre, leur bagage.

« Où c’est que je m’en vais », se souvient-elle s’être demandée. Elle n’avait plus aucun repère.

Elles ont passé six mois à vivre dans une voiture. À aller faire de brefs séjours chez des anciens de Schefferville réinstallés un peu partout au Québec. Avec le recul, Jocelyne Lemay conçoit qu’elle était à la recherche de sécurité. Elle était en choc.

Jocelyne Lemay

Ça lui faisait du bien de retrouver des petits morceaux de son Schefferville, un peu partout à gauche et à droite de la province. C’est tout ce qui lui restait. De fil en aiguille elle a réussi à la refaire sa vie. Elle a écrit un livre. « Terre Rouge, Schefferville, Sa naissance, les grands moments de son histoire et sa « quasi » disparition ».

Son papa est décédé en 2019. Elle est retournée à Schefferville y mettre ses cendres et celles de sa mère. Louis est finalement rentré chez lui.

Elle a encore des projets pour sa terre natale. Il y a les 70 ans du chemin de fer qu’elle veut souligner. Le clocher de l’église, qui a été démolie, qu’elle souhaite rapporter à Schefferville. Il est présentement au Musée régional, à Sept-Îles.

Avec tout cet amour, pourquoi ne pas retourner vivre là-bas, maintenant que la poussière est retombée?

« Je n’ai juste pas les moyens.»

Une bouteille de savon à linge 45$. Une boîte de céréale, 20$.

Les événements

1949 Début de l’exploitation minière par l’Iron Ore Compagny

1955 Constitution de la Ville de Schefferville

1959 Le premier ministre du Québec, Maurice Duplessis, meurt à Schefferville alors qu’il visite l’endroit.

1982 IOC cesse ses activités à Schefferville.

1986 Le gouvernement du Québec met fin à l’existence juridique de la ville de Schefferville.

1990 Le gouvernement du Québec se ravise et annule la fermeture juridique de la ville de Schefferville

2011 Relance des mines de fer de Schefferville par Tata Steel.

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